Le capitaine Fracasse - Theophile Gautier

Le capitaine Fracasse

By Theophile Gautier

  • Release Date: 2019-11-23
  • Genre: Romance

Description

Sur le revers d’une de ces collines décharnées qui bossuent les Landes, entre Dax et Mont-de-Marsan, s’élevait, sous le règne de Louis XIII, une de ces gentilhommières si communes en Gascogne, et que les villageois décorent du nom de château.
Deux tours rondes, coiffées de toits en éteignoir, flanquaient les angles d’un bâtiment, sur la façade duquel deux rainures profondément entaillées trahissaient l’existence primitive d’un pont-levis réduit à l’état de sinécure par le nivelage du fossé, et donnaient au manoir un aspect assez féodal, avec leurs échauguettes en poivrière et leurs girouettes à queue d’aronde. Une nappe de lierre enveloppant à demi l’une des tours tranchait heureusement par son vert sombre sur le ton gris de la pierre déjà vieille à cette époque.
Le voyageur qui eût aperçu de loin le castel dessinant ses faîtages pointus sur le ciel, au-dessus des genêts et des bruyères, l’eût jugé une demeure convenable pour un hobereau de province; mais, en approchant, son avis se fût modifié. Le chemin qui menait de la route à l’habitation s’était réduit, par l’envahissement de la mousse et des végétations parasites, à un étroit sentier blanc semblable à un galon terni sur un manteau râpé. Deux ornières remplies d’eau de pluie et habitées par des grenouilles témoignaient qu’anciennement des voitures avaient passé par là; mais la sécurité de ces batraciens montrait une longue possession et la certitude de n’être pas dérangés.—Sur la bande frayée à travers les mauvaises herbes, et détrempée par une averse récente, on ne voyait aucune empreinte de pas humain, et les brindilles de broussailles, chargées de gouttelettes brillantes, ne paraissaient pas avoir été écartées depuis longtemps.
De larges plaques de lèpre jaune marbraient les tuiles brunies et désordonnées des toits, dont les chevrons pourris avaient cédé par place; la rouille empêchait de tourner les girouettes, qui indiquaient toutes un vent différent; les lucarnes étaient bouchées par des volets de bois déjeté et fendu. Des pierrailles remplissaient les barbacanes des tours; sur les douze fenêtres de la façade, il y en avait huit barrées par des planches; les deux autres montraient des vitres bouillonnées, tremblant, à la moindre pression de la bise, dans leur réseau de plomb. Entre ces fenêtres, le crépi, tombé par écailles comme les squammes d’une peau malade, mettait à nu des briques disjointes, des moellons effrités aux pernicieuses influences de la lune; la porte, encadrée d’un linteau de pierre, dont les rugosités régulières indiquaient une ancienne ornementation émoussée par le temps et l’incurie, était surmontée d’un blason fruste que le plus habile héraut d’armes eût été impuissant à déchiffrer et dont les lambrequins se contournaient fantasquement, non sans de nombreuses solutions de continuité. Les vantaux de la porte offraient encore, vers le haut, quelques restes de peinture sang de bœuf et semblaient rougir de leur état de délabrement; des clous à tête de diamant contenaient leurs ais fendillés et formaient des symétries interrompues ça et là. Un seul battant s’ouvrait et suffisait à la circulation des hôtes évidemment peu nombreux du castel, et contre le jambage de la porte s’appuyait une roue démantelée et tombant en javelle, dernier débris d’un carrosse défunt sous le règne précédent. Des nids d’hirondelles oblitéraient le faîte des cheminées et les angles des fenêtres, et, sans un mince filet de fumée qui sortait d’un tuyau de briques et se tortillait en vrille comme dans ces dessins de maisons que les écoliers griffonnent sur la marge de leurs livres de classe, on aurait pu croire le logis inhabité: maigre devait être la cuisine qui se préparait à ce foyer, car un soudard avec sa pipe eût produit des flocons plus épais. C’était le seul signe de vie que donnât la maison, comme ces mourants dont l’existence ne se révèle que par la vapeur de leur souffle.
En poussant le vantail mobile de la porte, qui ne cédait pas sans protester et tournait avec un évidente mauvaise humeur sur ses gonds oxydés et criards, on se trouvait sous une espèce de voûte ogivale plus ancienne que le reste du logis, et divisée par quatre boudins de granit bleuâtre se rencontrant a leur point d’intersection à une pierre en saillie ou se revoyaient, un peu moins dégradées, les armoiries sculptées à l’extérieur, trois cigognes d’or sur champ d’azur, ou quelque chose d’analogue, car l’ombre de la voûte ne permettait pas de les bien distinguer. Dans le mur étaient scellés des éteignoirs en tôle noircis par les torches, et des anneaux de fer où s’attachaient autrefois les chevaux des visiteurs, événement bien rare aujourd’hui, à en croire la poussière qui les souillait.
De ce porche, sous lequel s’ouvraient deux portes, l’une conduisant aux appartements du rez-de-chaussée, l’autre à une salle qui avait pu jadis servir de salle des gardes, on débouchait dans une cour triste, nue et froide, entourée de hautes murailles rayées de longs filaments noirs par les pluies d’hiver. Dans les angles de la cour, parmi les gravats tombés des corniches ébréchées, poussaient l’ortie, la folle avoine et la ciguë, et les pavés étaient encadrés d’herbe verte.

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